Avec quel matériel enregistrer en binaural ?

On peut fabriquer du son binaural avec peu de choses : deux microphones électrets glissés dans le creux de l’oreille (derrière le tragus) et un enregistreur de poche doté d’une entrée plug-in power. Coût du kit : une centaine d’euros.
Le binaural obtenu avec un tel équipement est merveilleux. Il est capable de traduire l’essentiel de l’expérience sonore réelle et d’en bluffer plus d’un, y compris via des écouteurs de téléphone.

Et ça suffit ?

La qualité de ce binaural ne sera pas celle de l’écoute naturelle. Et l’on sera d’autant plus tenté d’améliorer les choses que l’ouïe est un sens de haute volée. Sa réponse en fréquence est étendue, sa dynamique élevée, son plancher de bruit reste assez loin de la conscience. Si l’on commence à détailler, la solution low cost est incapable de rivaliser avec notre système auditif.

Tous experts

Deux choses accroissent le défi : la sagacité de monsieur-madame Tout-le-Monde et l’écoute au casque.
Nous sommes hyper-compétents en binaural : nous en décodons depuis que nous sommes là. Nous avons chacun corrélé des millions de moments ouïe-vue-toucher-odeur. D’une scène familière, nous savons très exactement le niveau sonore, le rapport direct-réverbéré, la décroissance, les changements de timbres. Je ne dis pas que nous nous savons l’exprimer. Nous n’en savons pas dire grand-chose : l’ouïe est un sens plutôt inconscient et nous ne sommes pas tous ingénieurs du son. Mais nous sommes tous expérimentés. Notre corpus de sensations est considérable. Le cerveau de chaque être humain est un spécialiste du son binaural.

Acuité du casque

D’autre part, l’expérience d’immersion sonore nous arrive par un casque. L’enregistrement binaural vient se frotter à notre compétence par un casque, c’est à dire avec une précision remarquable si l’on se souvient du combat de l’auto-radio ou du petit poste de la salle de bain (se frottant au monde réel). À peu près n’importe quel casque est en mesure de fournir une précision supérieure à celle que produisent les haut-parleurs domestiques : tous les défauts de production s’entendent et le lieu d’écoute n’est plus là pour flouter.

On retrousse les manches

S’il est bel et bien possible de fabriquer du binaural efficace avec des moyens modestes, gratter des centimètres de fidélité peut conduire à déployer des solutions de haute volée.
Ce n’est pas un délire d’audiophile : pour l’expérience que j’en ai, la fidélité (l’absence de bruit de fond par exemple) est le moyen de manipuler davantage l’auditeur, c’est l’empêcher de se raccrocher à l’artefact technique et donc le moyen de le troubler davantage.
Pire : je pense que nous n’avons pas le choix. La perception naturelle est multimodale. Proposer une expérience immersive qui n’utilise qu’un sens (l’ouïe) est donc particulièrement casse-gueule. Il faut être au plus près de la sensation brute et fournir un maximum de détails.

L’outillage

La chaine technique binaurale est fondamentalement stéréophonique. Les équipements ne manquent pas. Le synoptique est simple :

  • une paire de capteurs omnidirectionnels
  • une tête, une paire d’oreilles
  • un préamplificateur silencieux
  • un enregistreur numérique 24 bits
  • un casque

Il s’agit donc d’enregistrer un couple stéréo chargé par une tête et deux oreilles, un dispositif acoustique très peu transparent : il y faudra un peu de post-production. Voyons quelques cas de figure pour la prise de son :

  • les solutions de poche : la tête est celle du preneur de son, en toute discrétion, il n’y a pas forcément besoin de monitoring et le rapport signal/bruit n’est pas super critique
  • les solutions de tournage : la tête est artificielle, le poids et l’encombrement ne sont pas des problèmes, on veut monitorer et le moins de compromis possible sur le son

Les solutions de poche

Les électrets

Je parlais, plus haut, de microphones économiques, il s’agit des électrets. Ces capteurs de petite taille, à condensateur prépolarisé, fournissent une réponse en fréquence facilement linéaire. La dynamique et surtout le niveau de bruit propre limitent ces capsules dont le rapport qualité/bruit reste néanmoins très utile.

Les électrets peuvent être mis en œuvre avec une alimentation de quelques volts sur un enregistreur de poche, comme il en existe tant aujourd’hui. Compte tenu de leur prix et de leur simplicité de mise en œuvre, ils permettent de tester quantité de configurations pour l’usage sur tête naturelle ou artificielle. On trouve aussi nombre de propositions “prête à l’emploi”, relativement artisanales (Lom, MicBooster, Ohrwurmaudio, etc.)

Les solutions commerciales

Comme on dit en photo, le meilleur système est… celui qui vous permet de prendre la photo.

Si la morphologie de vos oreilles est en général adaptée à l’insertion d’écouteurs intra-auriculaires, rien de plus simple et compact que l’Ambeo Headset de Sennheiser pour compléter l’enregistreur que vous avez plus ou moins toujours en poche : votre smartphone.

Le binaural qu’il produit est efficace, le son très correct, avec une tonalité proche de celle de la KU100. Grâce aux écouteurs, le contact avec l’environnement n’est pas perdu et l’application d’Apogee fonctionne. Rapport qualité-prix imbattable. Bon, si votre smartphone n’a pas la pomme dans le dos ou si le connecteur n’est pas en lightning, passez votre chemin…

Autre solution pour iOS, mais ouverte à l’USB (Mac et PC) : le MMA-A de DPA. On associe cette fois au smartphone une interface de préamplification et de conversion et deux entrées pour les microphones miniatures de la marque.

L’investissement est notable, mais pour des capteurs qui ont fait leurs preuves et utilisables dans bien d’autres circonstances. Rien à reprocher à ces microphones, sinon que le plancher de bruit propre (autour de 23 dBA) sera toujours un facteur limitant pour les ambiances très calmes. Les performances du préampli n’y changeront rien. Un headset dédié au binaural est disponible à base de capsules 4060.

Une solution plus universelle, capable d’alimenter un smartphone ou n’importe quel enregistreur de poche : le M2 de Feichter Audio.

Le capteur est maintenu derrière le tragus par une virgule souple, le bruit propre est autour de 18 dBA. Le binaural est efficace, le son mieux timbré qu’avec une paire de DPA 4060. Le dispositif peut être directement connecté à une entrée stéréo (PIP) ou sur deux entrées 48V. Une petite interface Rode permet de le connecter à un smartphone (iOS toujours…), la série Sound Device MixPre est compatible. C’est léger, discret et fabriqué en Bretagne.

Les solutions de tournage

La référence actuelle

Honneur à la référence : la KU100 de Neumann. Un tantinet coûteuse (pour un couple stéréo), elle fournit un binaural natif de grande qualité. Rares sont les productions qui ne l’utilisent pas comme tête principale et l’expérimentation en psychoacoustique l’utilise désormais, comme alternative à des systèmes plus chers.

La KU100 est la troisième version d’un développement initié par Neumann dans les années 70. Les oreilles sont symétriques (comme pour les mannequins scientifiques), le tragus est anatomique, l’équalisation champ diffus est intégrée.

Le rapport signal/bruit est suffisant et, moyennant un préamplificateur à bas bruit, à peu près toutes les ambiances faibles sont enregistrables. J’ai trimballé ma première KU100 un peu partout, des forêts de Tchernobyl au milieu de l’Atlantique, elle a dix ans et se porte comme un charme.

Alternatives

Il existe quelques têtes “économiques” : il s’agit de mannequins équipés de capsules électrets. Celle commercialisée par InspektorGadget est emblématique de ce qui peut se fabriquer avec un mannequin de mode ou de coiffure et l’intégration d’oreilles en silicone. Celle de l’allemand Soundman, connu pour ses microphones binauraux à porter soi-même, s’inspire d’une tête AKG des années 70.

Le label Chesky Records produit en binaural depuis quelques années (comme le label est américain, leur binaural s’appelle Binaural+…). Leur tête n’est pas une KU100, mais un mannequin de mesure de chez B&K (G.R.A.S.), historiquement la maison-mère de DPA. Ce type de dummy-head intègre le torse et les épaules : le haut du corps intervient dans la fonction de transfert binaurale.

Deux autres fabricants proposent des mannequins de mesure :

  • l’allemand HeadAcoustics, mais mis à part l’Agence du Verbe (et encore, le modèle est modifié avec des capteurs DPA), je ne connais personne qui produise en audio pro avec ces têtes, à tort probablement ; il y a sans doute là un problème de segments commerciaux trop étanches. A partir du modèle HSUIII, l’oreille perd son réalisme anatomique au profit d’un modèle calculé, avec lequel, pour ma part, la sphère de projection binaurale est plutôt ovale.
  • l’américain Knowles (G.R.A.S.), avec son modèle Kemar, une référence historique. Ce mannequin est un peu étrange aujourd’hui avec son volume vide et sa construction en fibre de verre. Pour l’amortir, j’avais rempli celui que j’utilisais début 2000 avec de la rognure de pneu (un granulé grossier de densité = 1) : l’ensemble pesait dans les 45 kg et il fallait un diable pour le promener.

Ces mannequins sont destinés à la recherche et à la mesure : les microphones peuvent être calibrés et des solutions d’équalisation existent, sans parler de l’accessoirisation, mais qui n’a pas forcément d’intérêt pour la prise de son binaurale telle qu’on l’entend en production. Les prix sont à l’avenant : deux à trois fois le prix d’une KU100.

Comparés à d’autres systèmes à deux microphones, ces systèmes sont lourds et encombrants. Une KU100 pèse 3,5 kg et s’utilise donc plutôt sur pied fixe. L’Agence du verbe a modifié un steadyCam pour enregistrer en mouvement avec cette tête.

Stéréo

De la stéréo, mais de la stéréo impeccable. Au fil des années, nos outils de production s’affinent. Pas de révolution technique pour la production binaurale, mais l’état de l’art. Un étage de préamplification très propre et une résolution de conversion élevée. Les progrès accomplis ces dix dernières années nous permettent de disposer sur le terrain d’enregistreurs adaptés à la production binaurale. Le point critique reste les ambiances faibles : dans des conditions d’écoute optimales, les bruits de fond techniques deviennent des artefacts et minorent la qualité d’immersion. Les enregistreurs de poche pêchent à cet endroit.

Le matériel de l’agence du verbe

Nous travaillons en 24 bits et 96 kHz (depuis quelques tests en 2014). Au casque, nous entendons la différence et c’est parfait pour jouer sur le temps de lecture des fichiers quand il faut pitcher.

Laurent Feichter nous a fourni un préamplificateur portable à la hauteur. Les professionnels qui l’entendent, en formation, ne s’y trompent pas. Nous travaillons dans le même genre d’état d’esprit que Chesky Records : nous faisons fabriquer le matériel dont nous avons besoin.

Pour la première fois dans ma carrière d’ingénieur du son, la chaîne de production est transparente. De la prise de son à la post-prod, mon casque est branché sur le même amplificateur que celui que nous utilisons pour nos diffusions publiques : même ampli, même casque, même gain. La chaîne de transmission est intègre : en diffusion publique, l’auditeur reçoit ma cuisine au dB près.

Nous avons des solutions pour le portage, la protection contre le vent, l’harmonisation des têtes de prise de son et tout un tas de petites choses qui ne posent plus guère de question avec les techniques traditionnelles. Mais bien entendu, ce savoir-faire unique est encore tout petit, si on le compare à celui du cinéma (combien d’hommes-années en comparaison ?).

Pour la campagne de prise de son en Ukraine, j’avais rééquipé une tête HeadAcoustics avec des DPA 4053. C’est la tête que nous appelons Vlad. Ses oreilles abstraites produisent un espace un peu ovoïde, mais ce sont d’excellentes capsules. Je rêve d’installer mes DPA 4003 dans une tête, mais l’ergonomie est trop médiocre. Nous utilisons des KU100 la plupart du temps. J’ai un faible pour le son DPA, mais je suis content que Neuman, il y a près de 50 ans, ait cru en cette approche magnifique du son binaural et développé ses têtes.

Et ensuite ?

Nous sommes à ce moment formidable où les choses vont bouger plus vite parce que davantage de monde s’y intéresse.
La tête artificielle Neumann est aujourd’hui plus ou moins le ticket d’entrée (à 7-8 k€) de l’ingénieur du son qui se veut 3D.
Dans cinq ans, la prise de son en binaural natif sera probablement dans le cursus des écoles de son, de son à l’image et peut-être de journalisme.

Les agences numériques incitent aux solutions purement logicielles, garantes d’une expérience interactive, dans un contexte de “réalité virtuelle”, c’est-à-dire d’où la complexité de la réalité sonore est lissée.
Les grands diffuseurs transcodent en binaural leurs productions multicanales devant le raz-de-marée du casque et du terminal mobile. Les normes arrivent.
Tous ces acteurs et leurs besoins parfois contradictoires organiseront le marché. Il est bien possible que la prise de son 3D de demain soit plutôt de l’ambisonic à un ordre raisonnable, manipulable en post-production et en diffusion.
Mais la simplicité de l’enregistrement natif (deux micros miniatures et un enregistreur propre), accessible à chacun, devrait permettre de se souvenir que nous écoutons tous en binaural. Et qu’il est donc raisonnable de nous parler et de nous raconter des histoires sur ce mode. Pas de doute. Ce changement-là est en marche.

Pour nos enfants, l’expérience médiatique ne se concevra plus sans un espace sonore 3D, pas plus que nous ne concevons de cinéma sans bande-son aujourd’hui. Mais pour nous dire quoi et nous emmener où ? Et, pour en rester à la question du matériel, avec quel degré d’efficacité et quelle qualité de sensation ?

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