Saline Royale d’Arc et Senans, 2009, parcours sonore 3D avec Chimera.
De l’usage du Walkman
Je me souviens du type, un peu en avance, au lycée, qui le premier nous colla sous le nez son Walkman à cassette, avec son petit casque aux mousses oranges. Un truc inouï (pour le coup).
Le baladeur a changé bien des paysages, bien des humeurs de paysages. Marcher dans une partition qui n’a pas été écrite pour l’endroit où vous êtes : c’est curieux. Mais c’est efficace. L’allure change. Le regard n’embrasse pas de la même manière. On a vite fait de jouer soi-même un rôle dans cette partition, d’adapter son humeur, son regard.
Il semblerait pourtant que marcher dans un site historique manquera toujours de l’organique qui fut le sien.
Même en binaural : entendre courir à côté de soi des gens sensés ne pas y être ne vous projette pas trois siècles en arrière. A quoi ça ressemblait ? Comment se glisser trois siècles en arrière ? A quoi bon ?
Mais la sensation d’entendre passer des fantômes (cette sorte de présence immatérielle que permet le binaural) ne se pose pas la question, non : la sensation survient. Elle court-circuite la jugeote et, hop : je me retourne pour voir qui me tourne autour dans le gravier. L’expérience commence par la sensation.
De l’usage de la sensation
[Chlorures] est le premier parcours multicouche géolocalisé (à ma connaissance). Nous avons développé le système Chimera pour le projet d’exploration de la Saline : un logiciel de composition sur plan et un logiciel de lecture du scénario asservi par l’allure et l’emplacement du visiteur.
Le cahier des charges était simple : jouer une partition binaurale multicouche et interactive, dans l’enceinte de la Saline.
La thématique est celle des éléments mis en jeu dans la production du sel :
- le sol d’où l’on tire ce sel terrestre, richesse de l’époque
- l’eau saumurée convoyée depuis Salins-les-bains dans des tuyaux en bois (saumoduc) sur une vingtaine de kilomètres
- l’air et le vent, mis à contribution pour augmenter la teneur en sel sur des fagots d’épines aspergés de saumure
- le feu entretenu dans le volume impressionnant des bernes pour assécher le sel, enfin, dans d’immenses poêles
- les arbres de la forêt de Chaux, toute proche, pour alimenter les feux
Et en profiter pour se glisser dans le non-dit, dans l’insu : quand la Deuxième Guerre mondiale transformait la Saline en camp d’internement de Gitans. A l’entrée du site, une plaque en témoigne. Rien d’autre.
Pour avoir séjourné des semaines dans l’enceinte de la Saline, c’est un site plein de majesté, apaisant, imposant. Son passé de production est illisible. Son bref passé de camp, invisible. Le son peut-il en donner la sensation ?
Le plan très épuré de la Saline Royale d’Arc-et-Senans coiffe une réalité bien antérieure au rêve de Claude-Nicolas Ledoux : le cycle naturel de l’eau, exacerbé ici par l’homme pour l’exploitation du sel. Cette structure sous-jacente, n’est guère perceptible en surface, et d’autant moins que la Saline n’a plus sa fonction de production : pas d’eau visible, peu d’arbre, plus de poêle de chauffe. Si le sel infeste les sous-sols, il faut l’apprendre des employés du site. La structure temporelle est moins sensible encore tant la restauration des lieux renvoie aux maquettes idéales de l’architecte-visionnaire. Les siècles y sont une abstraction.
Dans [Chlorures], le plan de surface de la Saline est la partie visible d’un sandwich, dont l’épaisseur n’est perceptible qu’au moyen d’un dispositif d’écoute adéquat : muni de l’audioguide binaural, le visiteur passe d’un plan à l’autre et parcourt le site dans quelques unes de ses dimensions secrètes.
Le nouvel audioguide propose une expérience de la structure fondamentale du site : les domaines naturels engagés dans le cycle de l’eau y deviennent audibles, se transforment en une musique concrète. Conduit par la voix d’un guide, le visiteur passe d’un espace à l’autre, comme au travers du plan de Ledoux.
Mais il semble que le système ait aussi la capacité de réveiller de possibles incrustations mémorielles : au fil du parcours, de mystérieux personnages révèlent leur présence à la fois fantomatique et très humaine. Le visiteur, piloté cette fois par le gardien secret du site, effleure ces profils, peut-être inscrits dans le passé de la Saline.
De l’usage de la technologie
[Chlorures], commande d’Elektrophonie pour la Saline Royale d’Arc et Senans, est une production d’exploration :
- la taille du site et l’ouverture sur le ciel se prête à l’usage du GPS : où est le visiteur, quelle est son allure, quelles décisions prend-il ?
- comment l’inviter à jouer avec le lieu, les zones, les éléments ?
- avec quels objets sonores changer d’espace-temps : des ambiances, des voix, de la musique, de la musique concrète ?
- et puisqu’il s’agit de détourner l’audioguide traditionnel, comment détourner l’audio guide binaural ?
Avec Chimera, Christophe Baratay nous a proposé un outil de composition géographique et un lecteur :
- à partir d’un plan ou d’une vue aérienne, la définition graphique de zones déclenchables
- un jeu de portes et d’actions de franchissements
- un simulateur à vitesse variable (pour tester le parcours sur l’ordinateur)
- un outil d’exportation de la partition, incluant les règles et l’audio PCM (4 pistes stéréo, 180 minutes de parcours possible)
- un lecteur asservi aux données GPS
De 2009 à 2012, [Chlorures] propose une visite sensible du site :
- quatre zones élémentaires, chacune habitée par un gardien, une ambiance, un discours
- une composition musicale par zone, écrite pour quatre couches synchronisées, actionnables selon le comportement du visiteur
- des virgules sonores au cor et à la trompette, en multicouche également
- trois personnages transfrontaliers : une guide à vélo, un opérateur amateur des radios de 1940, une pirate informatique
- un jeu sonore : une zone mystérieuse modifie la vitesse de lecture à mesure que l’on s’approche de son centre
- une précision de géolocalisation suffisante pour retrouver le gravier des allées et la normalité paisible du site
- du binaural natif, des acoustiques réelles, un casque de qualité
Chimera a été mis en œuvre par la suite pour le parcours de [L’évasion Shelburn], dans les Côtes d’Armor.
2009, 15’00 (en version linéaire), 3h (en version interactive Chimera)
1ère diffusion : [Nuit Bleue], Elektrophonie, le 11 juillet 2009
Avec :
– Morgan Touzé, voix
– Erwan Burban, trompette & cor
– les voix de Tali Serruya, Charlotte Loinard, Anais Cabarat, Thibault Dupperon, Claire Dutilleul, Rémi Dechaume, Benjamin Roos et Audrey Lope, sous la houlette de Guillaume Dujardin (DEUST, Besançon)
– les arbres de la forêt de Chaux, les eaux souterraines de Salins-les-bains, la forge de Belfort
[Chlorures]
Produit par Elektrophonie, avec le soutien de l’Université de Bretagne Occidentale, Master Image & Son, Brest.